La croisade des Albigeois est surtout connue pour ses actions dans le comté de Toulouse, lieu de l’hérésie cathare. Pourtant, les Gascons, voisins occidentaux, ont été bougrement concernés. À tel point qu’ils pourraient parler de la croisade des Montfort !
Le rayonnement des Albigeois
Vers l’an mille, des hérésies apparaissent un peu partout en Europe. En Languedoc, les Albigeois représenteraient, selon le médiéviste Jean-Louis Biget, 2 à 5 % de la population locale à la fin du XIIe siècle. Ce qui n’est pas grand-chose finalement dans un pays où l’on est habitué à voir cohabiter diverses religions : arianisme à l’époque des Wisigoths, Islam en Espagne, juifs…

L’expansion de cette croyance est rapide, comme s’en inquiète le concile œcuménique Latran III, en 1179, par son canon 27 : …quia in Gasconia, Albigesio et partibus Tolosanis et aliis locis, ita haereticorum quos alii Catharos, alii Patarinos, alii Publicanos, alii aliis nominibus vocant, invaluit damnata perversitas...
Dans la Gascogne, l’Albigeois, le Toulousain et en d’autres lieux, la damnable perversité des hérétiques dénommés par les uns cathares, par d’autres patarins, publicains, ou autrement encore, a fait de tels progrès…
La Gascogne est dans le paquet, pourtant il n’y aura que quelques témoignages de présence de parfaits ou parfaites dans la partie orientale de cette région. Pourquoi le Pape la met-il dans le même paquet ? Est-il mal renseigné ou cherche-t-il à reprendre la maîtrise de la région ?
Les forces en présence

En 1209, début de la croisade contre les Albigeois, en plus de la Papauté, quatre royaumes sont présents :
- À l’est, le Saint Empire Romain Germanique gouverne la Meuse, la Saône, et aussi le Rhône jusqu’à Valence.
- À l’ouest, le royaume d’Angleterre comprend les duchés ou comtés de Bretagne, Normandie, Maine, Anjou, Poitou, le duché d’Aquitaine et le comté de Gascogne.
- Au sud, le royaume d’Aragon est constitué du marquisat de Provence, des comtés de Carladès, Gévaudan et Millau, des comtés du Roussillon, Carcassonne, Razès, Comminges, Bigorre, du vicomté de Béarn, et bien sûr de l’Aragon et la Catalogne.
- Le (petit) royaume de France est lui, constitué de l’Île de France (Paris et Orléans) plus quatre régions vassales du Roi : les Comtés de Flandres, de Vermandois, de Champagne, et le duché de Bourgogne.
Quant aux comtés de Toulouse et de Foix, en rouge sur la carte, ils sont indépendants mais sous la protection du royaume d’Aragon.
Les seigneurs en 1209

Dès que les croisés attaquent les terres du roi d’Aragon Pierre II le Catholique, celui-ci rassemble ses vassaux, Gascons compris, pour les défendre. Son ennemi, le chef des croisés est le fort connu Simon IV de Montfort, baron d’Île de France. Par sa mère, ce dernier a la moitié du comté de Leicester en Angleterre, mais les différends entre France et Angleterre ne lui permettent pas d’en profiter.
Côté Gascogne, les protagonistes principaux sont le roi d’Angleterre, duc d’Aquitaine Jean Sans Terre et son vassal Géraut IV, comte d’Armagnac, Gaston VI Moncade (Moncade, grande famille catalane, fidèle au roi d’Aragon) vicomte de Béarn, marié à Pétronille comtesse de Bigorre (vicomtesse de Marsan et héritière du Comminges), Bernard IV comte de Comminges et père de Pétronille – restons en famille !
Premières possessions de Montfort en Gascogne
Les Français déferlent dans le sud et, après leurs succès terrifiants en Languedoc, ils attaquent la Gascogne. En 1212, Ils prennent d’abord L’Isle Jourdain, Samatan, soumettent la vicomté de Lomagne.
Depuis Muret où il séjourne, Montfort s’adresse aux évêques de Comminges et de Couserans qui, comme tous les évêques gascons, lui sont favorables. Ils l’avertirent donc de pousser en avant, et qu’il s’emparerait sans coup férir de la plus grande partie de la Gascogne; ce qu’il fit promptement, marchant d’abord contre un château nommé Saint-Gaudens et appartenant au comte de Comminges, dont les habitans l’accueillirent avec joie. Là vinrent à lui les nobles du pays qui lui firent hommage, et reçurent de lui leurs terres, écrit Pierre de Vaulx-Cernay, moine chroniqueur de la croisade contre les Albigeois. Puis Montfort occasionne des dégâts à Saint-Lizier en Couserans.

Pierre II d’Aragon intervient plusieurs fois pour aider ses protégés. Et ce, avec l’aide de ses vassaux gascons. Après quelques avancées et quelques reculs, Pierre II attaque Montfort à Muret. Sûr de sa victoire, le roi catalan n’attend pas tous ses vassaux, dont les Béarno-Bigourdans, et prend la cuisante défaite du 12 septembre 1213 qui lui coûte la vie. Gaston VI et Bernard IV sont punis, légèrement, par le Pape. Ils doivent remettre quelques terres à l’Église.
Le 8 juin 1215, Géraut V Trencaléon, nouveau comte d’Armagnac et de Fezensac, et suzerain du Magnoac, fait hommage à Montfort. Ce dernier a donc conquis en trois ans la Lomagne, le Comminges, l’Armagnac, le Fezensac, le Magnoac…
Le ver est dans le fruit

Montfort a le vent en poupe. À sa demande, l’Eglise démarie Pétronille de son deuxième mari, pour l’avoir épousé sans l’autorisation de Montfort, d’après André Delpech. En effet, Montfort avait fait inscrire dans les statuts de Pamiers de 1212 : Interdisons à toutes dames nobles, veuves ou héritières, possédant forteresses ou châteaux, d’épouser d’ici à dix ans un indigène de cette terre sans l’autorisation du comte [Montfort], afin d’éviter le péril qui pourrait en advenir à ladite terre. Elles pourront épouser des Français à leur gré et sans demander l’autorisation du comte ou d’un autre. Les dix ans passés elles pourront se marier comme elles voudront.
Les évêques pyrénéens font pression sur la comtesse. Elle n’a ni les moyens financiers ni armés de résister. En 1216, elle se remarie avec Guy de Montfort, le fils de Simon IV. Par ce mariage, son comté arrive dans la famille du Français. Ainsi, celle-ci a pris le pouvoir sur la moitié de la Gascogne !
L’arrêt de l’expansion et la redistribution des cartes

Guillaume Ier, nouveau vicomte de Béarn, résiste. Le comte de Toulouse, le comte de Comminges (père de Pétronille) et le vicomte du Couserans entrent dans Toulouse. À sont tour, Simon IV met le siège devant Toulouse et, le 8 octobre 1217, y laisse la vie. Ce siège entraîne l’arrêt de l’expansion des Montfort. Rancunier, en 1218, Amaury de Montfort, le fils de Simon IV, avant de partir, brûle Cazères (sur Garonne) et tue tous ses habitants.
En au roi de France, Louis VIII dit le Lion, tous les droits accordés par l’Église à son père Simon de Montfort sur le Toulousain et l’Albigeois. La Gascogne, quant à elle, passera à l’Angleterre. Les Albigeois sont-ils toujours le prétexte des luttes ? En tous cas, en quelques années, le royaume de France s’est agrandi au détriment de l’Angleterre et de l’Aragon. Il faut dire qu’à ces époques, la notion de pays n’a rien à voir avec aujourd’hui et que les possessions bougent au gré des guerres, des alliances, des mariages, des héritages.

Encore un Montfort en Gascogne
La Gascogne en a-t-elle fini avec la famille Montfort ? Hélas, non !

Henri III, roi d’Angleterre depuis 1216, enverra, pour gouverner l’Aquitaine et la Gascogne… Simon V de Montfort, autre fils du croisé Simon IV et frère de Guy et d’Amaury. Il est comte de Leicester et mari d’Aliénor d’Angleterre, la sœur d’Henri III. Ainsi, les Montfort sont maîtres de toute la Gascogne (sauf l’Armagnac) !
Simon V de Montfort est chargé de faire rentrer les vassaux gascons dans l’obéissance, tâche dont il s’acquittera fort bien. Brutal et efficace, il mènera la vie dure aux Gascons qui auront bien des soucis pour quelques décennies.
Les soldats gascons contre les Albigeois
La papauté n’en a pas terminé avec les Albigeois. Et comme les soldats se battent là où ils sont appelés, on retrouve en 1244 des Gascons pyrénéens portant le coup fatal aux cathares. Ils montent des trébuchets et autres armes en pièces détachées. Elles permettront de détruire le village fortifié de Montségur. Le château actuel sera construit ultérieurement.
Les autres conséquences
Dans tous ces mouvements, dont seuls quelques uns ont été évoqués ici, le peuple fait les frais des guerres et de l’instabilité économique. Se sentent-ils concernés ? Des familles étrangères à leur pays, lointaines, les gouvernent. Elles ne vivent pas dans ces territoires mais à Barcelone pour les vicomtes de Béarn, en Île de France pour la comtesse de Bigorre, etc..
Une autre conséquence est l’arrêt de l’expansion intellectuelle des pays d’oc. Dès la prise en main de l’Église sur le Languedoc, celle-ci filtre les productions. Loin de l’amour courtois, elle impose les Mystères, les Passions et autres écrits de même genre, en latin ! La Gascogne était restée un peu en marge de l’expansion littéraire portée par les troubadours,. Elle sera, comme sa voisine, étouffée par ces contraintes. Et elle mettra plusieurs siècles à s’en relever.
Références
Hérésie et inquisition dans le midi de la France, Jean-Louis Biget, 2007.
Histoire de l’hérésie des Albigeois, Pierre de Vaulx-Cernay, dans la version de M. Guizot, 1824
La Philippide, Guillaume Le Breton
Pétronille de Bigorre, André Delpech, 1996
Merci