Au moment de la Révolution française, cela fait déjà deux ou trois siècles que le français est utilisé comme langue administrative, juridique et politique. Pour le reste, les territoires conservent leur idiomes régionaux. Les Révolutionnaires vont changer les choses. Histoire d’une guillotine linguistique.
Le bilinguisme est la politique officielle

À la veille de la Révolution, la France est le pays le plus peuplé d’Europe (27 millions d’habitants). Il est aussi l’un des plus riches. On y parle différentes langues ou dialectes. Au recensement de 1806, 58,5% parlent un dialecte de langue d’oïl, 25 % un dialecte de langue d’oc. Les autres se découpent en franco-provençal, dialectes allemands, breton, corse, flamand, catalan, basque.
Aux premiers jours, la Révolution ne veut surtout pas imposer le français, langue du roi. Elle conserve le bilinguisme des régions.
Le député du Nord François-Joseph Bouchette (1735-1810) fait adopter à l’Assemblée nationale le 14 janvier 1790 de « faire publier les décrets de l’Assemblée dans tous les idiomes qu’on parle dans les différentes parties de la France ». Il voyait là un moyen de permettre à chacun de lire et écrire dans sa langue.
Des bureaux de traduction se mettent en place. Deux ans après, les traductions sont trop lentes, l’information circule mal et une commission est nommée pour accélérer les traductions.
Les idiomes dangereux

Bèthlèu, le discours change. L’avocat tarbais Bertrand Barère (1755-1841), membre du Comité de salut public, ouvre la réflexion. L’homme est bien de sa personne, éloquent. La comtesse Félicité de Genlis, romancière, écrit : C’est le seul homme que j’aie vu arriver du fond de sa province avec un ton et des manières qui n’auraient jamais été déplacées dans le grand monde et à la cour.
Il lance un plaidoyer en janvier 1794, disant que la monarchie entretenait les différents dialectes pour mieux régner. Citoyens, les tyrans coalisés ont dit : l’ignorance fut toujours notre auxiliaire le plus puissant. Maintenons l’ignorance ; elle fait les fanatiques, elle multiplie les contre-révolutionnaires. Faisons rétrograder les Français vers la barbarie. Servons-nous des peuples mal instruits ou de ceux qui parlent un idiome différent de celui de l’instruction publique.
Et il pointe Quatre points du territoire de la République qui créent problème : l’idiome appelé bas-breton, l’idiome basque, les langues allemande [Bas Rhin] et italienne [Corse] ont perpétué le règne du fanatisme et de la superstition, assuré la domination des prêtres, des nobles et des patriciens, empêché la révolution de pénétrer dans neuf départements importants, et peuvent favoriser les ennemis de la France.
Il s’agit, à ses yeux, d’endroits trop liés à l’ennemi prussien, ou d’endroits à forte domination de l’Eglise qui associent loi et religion dans la pensée de ces bons habitants des campagnes !
Il termine son argumentation par : Dès que les hommes pensent, dès qu’ils peuvent coaliser leurs pensées, l’empire des prêtres, des despotes et des intrigants touche à sa ruine. Donnons donc aux citoyens l’instrument de la pensée publique, l’agent le plus sûr de la révolution, le même langage.
Ainsi, la Convention nationale décrète la présence d’un instituteur de langue française dans chaque commune de ces neuf départements parlant un de ces quatre idiomes.
Des idiomes dangereux à l’anéantissement des patois

Parallèlement, l’abbé Henri Grégoire (1750-1831), de Meurthe et Moselle a lancé un questionnaire auprès des régions. En juin 1794, l’abbé Henri Grégoire (1750-1831), de Meurthe et Moselle, rédige un rapport de 28 pages qui va beaucoup plus loin que celui de Barère. Il calcule que seuls 3 millions de Français parlent plus ou moins le français, dans seulement 15 départements (sur 83). 6 millions ne le comprennent pas du tout. Les autres comprennent plus ou moins en étant incapables de soutenir une conversation suivie. En fait, ils utilisent 30 patois qu’il énumère.
Sans aller jusqu’à une langue unique pour le monde entier, objectif trop chimérique, Henri Grégoire propose. Au moins on peut uniformiser le langage d’une grande nation, de manière que tous les citoyens qui la composent puissent sans obstacle se communiquer leurs pensées. Cette entreprise, qui ne fut pleinement exécutée chez aucun peuple, est digne du peuple français, qui centralise toutes les branches de l’organisation sociale et qui doit être jaloux de consacrer au plutôt, dans une République une et indivisible, l’usage unique et invariable de la langue de la liberté.
Renoncer aux idiomes
L’homme citoyen, son instruction, sa capacité à exercer sa souveraineté sont les éléments qui le guident. Et de renchérir : Le peuple doit connaître les lois pour les sanctionner et leur obéir. Il sait que c’est un renoncement pour de nombreux Français, mais c’est pour la bonne cause. Alors il anticipe. Penserez-vous, m’a-t-on dit, que les Français méridionaux se résoudront facilement à quitter un langage qu’ils chérissent par habitude et par sentiment ?
Leurs dialectes, appropriés au génie d’un peuple qui pense vivement et s’exprime de même, ont une syntaxe où l’on rencontre moins d’anomalie que dans notre langue. Par leurs richesses et leurs prosodies éclatantes, ils rivalisent avec la douceur de l’italien et la gravité de l’espagnol. Et probablement, au lieu de la langue des trouvères, nous parlerions celle des troubadours, si Paris, le centre du Gouvernement, avait été situé sur la rive gauche de la Loire.
Ceux qui nous font cette objection ne prétendent pas sans doute que d’Astros et Goudouli soutiendront le parallèle avec Pascal, Fénelon et Jean-Jacques. L’Europe a prononcé sur cette langue, qui, tour à tour embellie par la main des grâces, insinue dans les cœurs les charmes de la vertu, ou qui, faisant retentir les accents fiers de la liberté, porte l’effroi dans le repaire des tyrans. Ne faisons point à nos frères du Midi l’injure de penser qu’ils repousseront une idée utile à la patrie. Ils ont abjuré et combattu le fédéralisme politique ; ils combattront avec la même énergie celui des idiomes.
Les attaques des idiomes
Dès lors, le mot langue est réservé au français, les mots patois ou idiomes féodaux couvrent tous les autres parlers. Toutefois, l’instruction en français se heurte au manque d’instituteurs et d’écoles. L’arrivée de Bonaparte, Corse n’ayant appris le français qu’à 15 ans, apporte un relâchement sur le sujet. Mais c’est au profit de l’étude du latin.
Le français ne devient pas la langue unique souhaitée par les Révolutionnaires. Mais il envahit petit à petit les idiomes locaux. Les idiomes empruntent des mots au français ; le sud de la France est de plus en plus bilingue. La troisième République et ses hussards noirs, la guerre de 14-18 accélèreront l’abandon de ces idiomes.
Endret matat qui se’n aranja
Sense aprestà’s tà r’arrevenja
Endret qui sense arreguitnar
S’ac deisha a beths drins tot panar.
eth nom, eth us, dentiò ’ra lenga…
« Ò ! Coma son tristes eths camps », Eds Crids, Philadelphe de Gerde (graphie originale).
Pays vaincu qui s’en accommode
Sans s’apprêter à la revanche,
Pays qui sans montrer les dents
Se laisse petit à petit tout prendre.
Le nom, les us, même la langue…
Anne-Pierre Darrées
écrit en orthographe nouvelle
Références
La langue nationale (1789-1870)
Rapport du Comité de salut public sur les idiomes, Bertrand Barère de Vieuzac, 8 pluviôse an II (27 janvier 1794)
Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser la langue française, abbé Grégoire, 16 prairial an II (4 juin 1794)
merci pour ce texte enrichissant comme d’habitude