L’Elucidari, le wikipedia de Gaston Febus

Scriptorium - elucidar
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Ceux qui s’intéressent à Gaston Febus savent souvent que le comte était un homme cultivé, amoureux des lettres et des arts. Pour lui et sa bibliothèque, plusieurs livres ont été traduits dans la langue d’Oc. Parmi ces livres, on trouve l’encyclopédie De proprietatibus rerum de Barthélémy l’Anglais, devenu après traduction Elucidari de las proprietatz de totas res naturals. […]. Une encyclopédie qui compile les savoirs de l’époque, témoignage exceptionnel de la vie culturelle.

Maurice Romieu, ancien maître de conférences à l’Université de Pau, nous présente les deux ouvrages et nous en montre toute l’importance dans l’histoire des idées. Pour juger de la qualité de la connaissance de l’époque, vous pourrez lire deux extraits : De Vasconia o Gasconha (Sur la Gascogne) et De ciconia o ganta (Sur la cigogne)

L’article vous propose d’explorer :
De proprietatibus rerum (DPR)
L’Elucidari de las proprietatz de totas res naturals
L’extrait De Vasconia o Gasconha, qui présente ce qu’était alors la Gascogne
L’extrait De ciconia o ganta, qui présente le comportement des cigognes.

De proprietatibus rerum (DPR)

Bartholomeus Anglicus - Elucidari
Bartholomeus Anglicus

Cet ouvrage a été écrit en latin, vers 1240, par un moine franciscain anglais Bartholomeus Anglicus (Barthélémy l’Anglais). Ce moine a enseigné la théologie successivement à Paris et à Magdebourg, en Saxe.

Le DPR a eu un succès considérable. Il a été traduit en occitan (vers 1345-1350) par un auteur anonyme, en français (vers 1372) par Jean Corbechon, sous le titre Livre des propriétés des choses. Il a été traduit aussi en anglais (vers 1398), en espagnol, en italien et en flamand, au siècle suivant. Il n’existe qu’un seul manuscrit de la traduction en occitan. En revanche, pour la traduction française, environ une trentaine de manuscrits ont été conservés. Ils datent du XIVe et XVe siècles.

Leur ont succédé différentes éditions imprimées (incunables), la première de 1472, la dernière de 1609. (On désigne par le nom « incunables » les textes imprimés aux premiers temps de l’imprimerie, généralement avant 1500.)

La nature et l’objectif du De proprietatibus rerum

Lettrine -Elucidari
Texte au-dessus de la lettre C: INCIPIT PROHEMIUM DE PROPRIETATIBUS RERUM FRATRIS BARTHOLOMEI DE ORDINE FRATRUM MINORUM (Commence le prologue [du livre] des propriétés des choses, du frère Barthélémy de l’ordre des frères mineurs.)

Le DPR est un ouvrage qui explique les choses, le mot « choses » désignant les éléments de la création. Ces éléments sont classés et hiérarchisés : on commence par Dieu puis on évoque les anges. On passe ensuite à l’homme (l’âme d’abord, puis le corps) et on termine par l’évocation de toutes les réalités matérielles existant dans le Ciel et sur la Terre. Le tout divisé en 19 livres.

Dans un prologue, l’auteur explique son objectif.  « Comprendre ce qui est obscur dans les saintes écritures, ce qui est donné de façon cachée par le Saint-Esprit derrière les figures et les paraboles…». En fait, il s’agit d’accéder à l’immatériel en partant du matériel, de ce qui est visible, perceptible.

L’auteur explique aussi sa méthode : procéder à une recension de toutes les connaissances. « Dans ces livres, j’ai peu ou rien mis du mien mais tout ce qui y est je l’ai pris des livres authentiques des saints et des philosophes et je l’ai rassemblé, compilé brièvement. ».

Le DPR est donc une compilation de caractère encyclopédique qui expose l’ensemble des connaissances de l’époque (début du XIIIe siècle).

Les sources du De proprietatibus rerum

L’auteur a pris les éléments de son livre là où ils se trouvaient, notamment chez différents auteurs grecs comme Aristote, latins comme Varron (auteur du De rusticis ; mais la plus grande partie de son œuvre a été perdue), Pline l’ancien, auteur d’un ouvrage à caractère encyclopédique appelé Naturae historiarum libri (Livres des histoires de la Nature)37 livres). Ces auteurs étaient déjà des compilateurs.

Isidore de Séville
Isidore de Séville

Cependant l’auteur qui a été le plus mis a contribution pour le DPR reste Isidore de Séville (fin VIe – début VIIe). Son ouvrage en 20 livres intitulé Etymologiae a circulé dans toute l’Europe et a été largement utilisé par Barthélémy l’Anglais. Isidore de Séville est unanimement considéré comme le père fondateur de l’encyclopédisme médiéval. Il se revendique compilateur et donne à ce nom une connotation positive :
« Le compilateur est celui qui mélange des choses dites par d’autres avec les siennes propres, à la façon des marchands de couleurs qui ont coutume de mélanger différentes substances dans le mortier… »

Isidore utilise une méthode qui lui est propre, celle de l’étymologie. Chaque chose est désignée par un mot et l’analyse du mot fournit des éléments sur la chose. La recherche des différentes étymologies d’un mot permet de mieux cerner la chose. Un bref exposé sur les particularités de la chose ou une citation viennent souvent confirmer ou préciser la chose.

Prenons par exemple la présentation de l’ours.  « L’ours est ainsi nommé parce qu’il forme ses petits avec sa gueule (ore suo), quasiment orsus. On dit en effet qu’il engendre des petits informes qui naissent comme des morceaux de chair que la mère transforme en membres en les léchant.» De là ce qui suit :  « L’ourse façonne avec sa langue le petit auquel elle a donné naissance.» On croyait que l’ourse ne portait que trente jours, ce qui expliquait la naissance de petits informes, cf. l’expression française « un ours mal léché » = une personne au caractère grossier.

Les compilateurs d’Isidore

Les compilateurs d’Isidore et notamment Barthélémy l’Anglais dans le DPR ont généralement repris les éléments qu’il avait exposés dans les Etymologiae. De leur côté, les traducteurs du DPR ont généralement suivi de près le texte latin, sans le modifier fondamentalement. Voici, à titre d’exemple, le texte de la version occitane concernant l’ours, tel qu’il a été traduit à partir du texte latin du DPR :

« Ursus o urs pren aquest nom quar amb la bocca que es dita « os », lepan, forma los orsatz, quar deformatz los engendra quaysh com pessas de carn las quals la mayre ab la lengua figura e dona faysso de membres… (L’ours porte ce nom car, avec sa bouche qui est dite « os », en les léchant, il donne forme aux oursons car lorsqu’ils naissent, ils n’ont pas de forme. Ils sont des sortes de morceaux de chair que la mère met en forme et transforme en membres avec sa langue.)

Le contenu du De proprietatibus rerum ?

De proprietatibus rerum – P. 1 d’un incunable imprimé à Lyon en novembre 1482 par un certain Pierre Ungar.

Le titre parle de « choses ». Ces choses sont au nombre de dix-neuf, chacune étant traitée dans un livre. L’ensemble est donc structuré en 19 livres qui sont eux mêmes organisés en chapitres qui commencent généralement par une lettre ornée. Et les chapitres sont subdivisés en paragraphes signalés par un signe spécifique, sans alinéa.

1 – Dieu ; 2 – Les anges, bons et mauvais ; 3 – L’âme ; 4 – La substance corporelle ; 5 – Le corps humain et ses différentes parties ; 6 – Les âges de l’homme ; 7 – Les maladies et poisons ; 8 – L’univers et les corps célestes ; 9 – Le temps et les divisions du temps ; 10 – Les matières, les formes et leurs propriétés ; 11 – L’air et les vents ; 12 – Les oiseaux ; 13 – L’eau et les poissons ; 14 – La terre et ses parties ; 15 – Les provinces ; 16 – Les pierres et métaux ; 17 – Les plantes et les arbres ; 18 – Les animaux ; 19 – Les couleurs, odeurs et saveurs.

Cette organisation méthodique correspond à une nécessité de clarté. Mais cela ne nuit pas à l’objectif premier qui est de présenter la création comme un ensemble dont les éléments sont indissociables. Cet ouvrage est donc conçu pour être lu en entier.

Cependant, dès le XIIIe siècle, dans ce genre d’ouvrages, commencent à apparaître des tables alphabétiques qui permettent aux lecteurs désireux de rechercher une information précise et de la trouver sans avoir à lire un livre entier ou a fortiori la totalité de l’ouvrage. Cette tendance s’est développée dans les traductions apparues un siècle plus tard environ. Celle du traducteur occitan par exemple. L’Elucidari, en effet, a intégré ces innovations.

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L’Elucidari de las proprietatz de totas res naturals

Le nom Elucidari

Ce nom est un emprunt au latin médiéval elucidarium : « livre qui éclaire, qui révèle ». C’est un dérivé du verbe elucidare « éclairer », d’où « rendre clair, expliquer ». Ce verbe latin a été emprunté par le français sous la forme élucider : « rendre compréhensible, tirer au clair ». Il est d’un emploi courant en français moderne : « élucider une affaire »Elucidarium, c’est le titre d’un ouvrage écrit vers 1100 par un certain Honorius Augustodunensis, moine ayant vécu en Bavière, à Ratisbonne. Malgré son titre, cet ouvrage n’a rien à voir avec l’Elucidari, version occitane du De proprietatibus rerum de Barthélémy l’Anglais.

Le contenu de l’Elucidari de las proprietatz de totas res naturals

La traduction occitane du DPR reprend de façon assez littérale le texte de Barthélémy l’Anglais. Cependant certains passages sont des adaptations plutôt que des traductions. Le traducteur anonyme a aussi repris le plan d’ensemble du DPR. Cependant, pour des raisons qu’il n’explique pas, il a ajouté un chapitre 20 qui parle des nombres, poids et mesures.

En fait, il semble qu’il ait divisé en deux parties le livre 19 du DPR. Il a réservé le chapitre 19 aux couleurs, saveurs et odeurs. Et il a créé le chapitre 20 qu’il a consacré aux nombres, poids et mesures qui, il faut bien le reconnaître, n’avaient aucun rapport avec les couleurs, saveurs et odeurs.

Les particularités et les innovations de l’Elucidari

elucidariLe traducteur a rajouté après l’index, un assez long chapitre sur ce que l’on pourrait appeler des recettes médicales destinées à soigner les maux les plus courants. L’Elucidari comporte ainsi des développements qui ne figurent pas dans le DPR. Ils en font un ouvrage non plus conçu comme une somme mais bien comme un livre consultable capable de répondre aux besoins ponctuels des lecteurs :

  • une table initiale qui donne la liste des chapitres classés par ordre alphabétique au premier mot de la phrase qui commence chaque chapitre. Par exemple : Barba es ornament…, Vasconha o Gasconha es… Milh a mot menut gra… avec un renvoi au folio où se trouve le chapitre en question. Cette table comporte 16 folios sur deux colonnes.
  • un index final où sont classés par ordre alphabétique les noms qui désignent des objets ou des notions : Barba, Vasconha… avec renvoi au folio où se trouve étudié l’objet ou la notion. Cet index comporte 10 folios sur trois colonnes. Mais la correspondance n’est pas toujours parfaite. Le nom milh, par exemple, ne figure pas a l’index final.

Il faut enfin noter que le texte proprement dit, c’est-à-dire celui qui correspond à la traduction du DPR, est précédé d’un poème en vers intitulé : Le Palaytz de Saviesa, 46 quatrains monorimes en vers de 10 syllabes. C’est un texte original qui met en scène le jeune Gaston et dame Sagesse. Celle-ci rappelle au jeune chevalier (donzel) qu’il doit s’instruire dans tous domaines pour mieux assurer son futur rôle de prince.   

Peut-on parler d’encyclopédie à propos de l’Elucidari?

Le nom encyclopédie n’existait pas au Moyen âge. Ce nom emprunté au grec enkuklopaideia (déformation de la forme originelle enkukliopaideia) par l’intermédiaire du latin médiéval encyclopedia, n’apparaît qu’au XVIe siècle en français. Il a été de plus en plus employé à la Renaissance et au cours des siècles suivants, plus particulièrement au XVIIIe siècle.
Le nom grec enkukliopaideia se traduit littéralement par « enseignement circulaire », que l’on peut interpréter comme « enseignement qui fait le tour de toutes les connaissances », le cercle représentant métaphoriquement la perfection.

Si pour le De proprietatibus rerum, l’Elucidari et d’autres livres de ce genre on ne peut pas parler d’encyclopédie au sens moderne du terme, en revanche on peut les qualifier d’ouvrages à caractère encyclopédique car leurs auteurs y ont répertorié l’ensemble des connaissances de leur époque pour les rendre accessibles à un public non spécialiste.
Néanmoins, ces ouvrages restent fondamentalement des compilations dont le contenu est plutôt hétérogène puisqu’ils juxtaposent des informations d’origine grecque, latine, arabe ou médiévale.

Cependant, les auteurs de ces compilations ne se contentent pas de recopier purement et simplement les textes qu’ils utilisent (la propriété littéraire n’existait pas au Moyen âge !). Ils les structurent. Souvent ils les reformulent pour les rendre tout à fait accessibles car leur objectif premier est didactique : il s’agit de faire passer un savoir. En effet, à partir du XIIe siècle, apparaît dans les sociétés occidentales, un désir profond de connaissances, de culture, qui rend nécessaire la création d’ouvrages qui puissent dispenser un savoir ordonné aussi vaste que possible.

Quand et à l’initiative de qui a été écrit l’Elucidari?

Gaston Febus (Livre de la Chasse – BNF)

L’Elucidari ne comporte aucune date. Dans le Palaytz de Savieza, le jeune Gaston est désigné par le terme bèl donzèl qui désigne généralement un jeune gentilhomme qui n’avait pas encore été reçu chevalier.

Sachant que le prince Gaston est né en 1331, qu’il est devenu comte à la mort de son père en 1343, à l’âge de 12 ans, alors qu’il n’était encore qu’un enfant, ce terme n’a pu lui être appliqué que quelques années plus tard, vers 1350. Il avait alors 18/19 ans.

Sachant d’autre part que dans le Palaytz de Savieza, le jeune comte n’est jamais appelé « Febus », surnom qui, d’après les historiens, n’apparaît qu’après l’expédition en Prusse (1357-1358), on pourrait en conclure que la composition de l’Elucidari pourrait se situer vers 1350-1355. Compte tenu que le travail de traduction a pu prendre plusieurs années (4 à 5), la commande pourrait remonter à 1345. Le jeune Gaston a alors 14/15 ans.

Dans cette hypothèse, il est peu vraisemblable que l’initiative en revienne à Gaston lui-même. Elle a donc dû venir de son entourage, peut-être de sa mère Aliénor de Comminges chargée d’assurer une semi-régence et soucieuse de donner à son fils la meilleure préparation possible à ses futures responsabilités. Ou peut-être de ses précepteurs. Le père mort prématurément en 1343 n’avait pas pu former lui-même son fils.
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Maurice Romieu

Extraits de l’Elucidari

      L’extrait De Vasconia o Gasconha, qui présente ce qu’était alors la Gascogne

Cigogne 40x40 - Elucidari      L’extrait De ciconia o ganta, qui présente le comportement des cigognes.

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