La guerre, par sa mobilisation générale, crée un grand élan de rassemblement pour la France. Les félibres qui militent pour une reconnaissance et une renaissance de la culture des régions, doivent jongler avec la grande et la petite patrie. En Gascogne, trois grandes revues en langue régionale, fondées par des félibres, Reclams, Armanac de la Gascougno, Era bouts dera mountanho. Trois façons de se positionner. Louis Batcave, le président de l’Escole Gastou Fébus, pose le problème.
La Guerre 14 – 18 vue par les Gascons, épisode 5 : Les félibres, petite ou grande patrie ? Fait suite à l’épisode 1, La mobilisation, à l’épisode 2, Bégarie un destin tragique, à l’épisode 3 : les Territoriaux du Gers et à l’épisode 4 : les femmes dans la guerre.
Le félibre Bernard Sarrieu choisit la défense de la nation

Le luchonais Bernard Sarrieu (1875 – 1935) fondateur de l’Escolo deras Pirenéos, est en 1914 professeur de philosophie à Montauban. Non mobilisé à cause de son âge et de sa santé fragile, il prendra des positions patriotes.
Par exemple, le 15 mai 1915, Sarrieu, qui parle de nombreuses langues dont l’allemand (il a traduit en gascon des œuvres de Schiller et de Goethe), s’adresse aux ennemis dans leur langue. « On ne retrouve plus chez vous le noble courage de Siegfried, dans vos veines coule seulement le sang de Hagen, le traître… La meilleure branche des Germains celtiques s’est établie en France et en Belgique et bras dessus, bras dessous avec les tribus gauloises, ils marchent unis depuis ce temps-là ; il ne vous est resté que le fond violent des Vandales…«
Il écrira 79 poèmes ou chants qui parleront de la guerre. A la Serbie, A la victoire de la Marne, Le vaillant Luchonais, Peines et joies, etc. Pour lui, la guerre a cimenté la France contre l’ennemi. « Les Français à jamais ne font qu’un » écrit-il dans l’hymne à Verdun en 1917. Ce n’est qu’après la fin de la guerre que Sarrieu remet en avant sa position de félibre.
Coumo ‘ra Franço bo demoura francéso de còr è de léngo en faço dess hourastès, atau-madéch, en Franço, era Gascounho que bo demoura gascouno, ço que nou pouira èste que se duren era sio léngo è’s sòs coustumes.
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Com era França vòu demorar francesa de còr e de lenga en fàça deus horastèrs, atau madeish, en França, era Gasconha que vòu demorar gascona, çò que non poirà èster que se duran era sia lenga e eras sòs costumas. |
Comme la France veut rester française de cœur et de langue face aux étrangers, de même, en France, la Gascogne veut demeurer gasconne, ce qui ne pourra se faire que si durent sa langue et ses coutumes.
Era bouts de la mountanho traduit le patriotisme de son secrétaire
L’Escolo deras Pirenéos a une revue annuelle, Era bouts de la mountanho. De 1915 à 1917, les trois numéros sont consacrés à la guerre. Ils ne seront publiés qu’après la fin du conflit.
La revue liste les morts, nòsti amics nou soun cap desbrembats (nostes amics non son cap desbrombats – nos amis ne sont pas oubliés), et les citations pour action d’éclat des membres de l’Escolo. Souvent un article est écrit pour des poètes, des écrivains, des membres actifs de l’Escolo morts à la guerre. Comme Léon Bize, François de Lartigue ou Louis Dulhom Noguès tué par un obus dans une tranchée alors qu’il écrivait une chanson de route pour son bataillon. Uéi, siòs à Diéu après èste estatch martir de toun deué e dera Franço ! (Uei, sias a Dieu après estat martiri de ton dever e dera França!)

Chaque numéro parlera du devoir des soldats, du courage des familles et de la France. À part quelques nouvelles locales, la revue ne parle pas de la région et ne présente que peu de production littéraire. Les articles s’intitulent Aunou det sang gascou, Aunour at soullat Francés dabans Berdu, Qu’auram era bittòria ! (Aunor deth sang gascon, Aunor ath soldat francés davant Verdun, Qu’auram la victòria). Quelques poèmes sur la guerre sont publiés : Et gran flèu de J. Soulé Venture, Planh sus es glouriousi mòrti nòsti de Sarrieu ainsi que quauques létres det frount (quauques letras deth front)
Le félibre Fernand Sarran garde le cap gascon

L’abbé Fernand Sarran (1872 – 1928), supérieur du petit séminaire d’Auch fait son devoir (il est mobilisé comme infirmier) et, à l’opposé de Sarrieu, continue à ne parler que de la petite patrie.
En 1915, le félibre gersois décide de ne pas sortir son Armanac de la Gascougno, qui lui parait déplacé dans le contexte de la guerre et du patriotisme nécessaire. Mais ses lecteurs lui demandent de s’y remettre et il sortira un numéro en 1916 en s’expliquant dans l’édito, avec le ton enlevé qui est une marque de cette revue.
Que tourni, pramou que m’an demandat de tourna.
« Que ! ça dits l’un, ne cau pas legi l’Armanac noste, pramou que lous Bochos, la frét e lou mau-téms que mous hèn misèros ?..
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Que torni, pr’amor que m’an demandat de tornar. – Que ! ça ditz l’un, ne cau pas legir l’Armanac nòste, pr’amor que los Bòchas, la hred e lo mau-temps que nos hèn misèras ?.. |
Je reviens, parce qu’on m’a demandé de revenir. – Quoi : dit l’un, il ne faut pas lire notre Armanac, parce que les Boches, le froid et le mauvais temps nous font des misères ?..
Et de garder toute la saveur trufandèra dans les contes et récits. Plusieurs sont d’ailleurs des récits humoristiques sur la guerre liés à des mésaventures d’un Gascon, que bats bese se lou n’arribèc uo de las qui se desbrembon pas (que vatz véser se lo n’arribèc ua de las qui se desbremban pas – vous allez voir qu’il lui en arriva une de celles qui ne s’oublient pas) ou à des mésaventures d’un Allemand, Es mèrlis de Gascounho que se-n arriden encoèro… (Eths merlis de Gascogna que se’n arriden enqüera – les merles de Gascogne en rient encore)
L’Armanac 1917 pour ceux qui sont à la guerre
En 1917, Sarran, tout en conservant la ligne humoristique habituelle de la revue, va la dédier à ceux qui sont à la guerre. Il le précise dans l’édito.
Lous barbuts e lous peluts de pracîu que demandon causos dou païs gascoun : coechos d’auco e pourquét, boudin e saucisso. Obé plan. Mès tabén journals, armanacs, letros, noubèlos. E sabi jou ço que demandon ?… Qu’èi aquîu un bouchèt de létros que demandon desempus dus mesis : « E be, quan ba arriba l’Armanac ? »
Qu’auem hèit l’Armanac d’engoan esprès end’éts.
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Los barbuts e los peluts de pr’acíu que demandan causas deu país gascon : coeishas d’auca e porquet, bodin e saucissa. Òc ben plan. Mès tanben jornals, armanacs, letras, novèlas. E sabi jo çò que demandan ?… Qu’èi aquíu un boishet de letras que demandan desempus dus mesis : « E ben, quan va arribar l’Armanac ? »
Qu’avem hèit l’Armanac d’enguan exprès end’eths.
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Les barbus et les poilus d’ici demandent des choses du pays gascon : des cuisses d’oie, du pourceau, du boudin e de la saucisse. Bien. Mais aussi des journaux, des almanachs, des lettres, des nouvelles. Est-ce que je sais ce qu’ils demandent ?… J’ai ici un paquet de lettres qui demandent depuis deux mois : « Et bien, quand va-t-il arriver l’Armanac ? ». Nous avons fait l’Armanac cette année exprès pour eux.
Sur la trentaine d’articles, quatre seulement parlent de la guerre dont deux poèmes écrits par des soldats. Deux poèmes qui sont choisis pour leur expression simple et émouvante, vertadèra : Lou camp de batalho de J. Serenne et Sé de Toutsants de G. Brunet (texte ici en graphie originale, classique et en français).
Les félibres de l’Escòla Gaston Febus participent à l’élan national

L’Escòla Gaston Febus est constituée de quatre sections Béarn, Landes, Bigorre, Armagnac, de plus de 500 membres. Dès aout 1914, le président Louis Batcave (1863-1923) écrit un éditorial en français présenté au premier épisode de cette série, Vive la France. Les choix éditoriaux de leur revue Reclams de Biarn e Gascougne, soulignent que les Gascons sont avant tout Français et prêts à mourir pour défendre la patrie. Les félibres de l’Escòla s’expriment au cours du conflit, en insistant sur l’engagement pour la France. Ils rappellent la bravoure, l’intrépidité et la bonne humeur des Gascons, héritage de leur histoire.
Les Jòcs Floraus (Jeux Floraux), organisés par l’Escòla sont sur la même ligne. Les textes proposés dans les catégories poésie, prose et musique, sont patriotiques comme le premier prix de musique remporté par E. Costedoat pour sa chanson Lous gouyats noustes (Los gojats nostes – Nos gars).
Reclams, guerre, histoire et littérature

64 articles sortent dans les années 1916 et 1917. Ils parlent pratiquement tous de la guerre. Il y a des articles sur les événements, des lettres. En outre, Reclams n’oublie pas sa vocation littéraire. Sont présentés des textes anciens sur les Gascons et la guerre ou la figure de Jeanne d’Arc dans la chanson populaire béarnaise.
Louis Batcave propose dans un article publié en août 1917 p. 120 et intitulé Grande et petites patries, une réflexion sur la notion de patrie. Il rappelle les observations de Fustel de Coulanges : « la Grèce avait péri de ses divisions mêmes (…). L’unité lui vint des Romains, mais elle avait perdu sa liberté. »
Batcave note que si chacun aime sa province, il ne sait rien ou presque de son histoire et de sa littérature. Et il montre que la petite et la grande patrie, ce sont deux notions différentes et complémentaires. « Qu’est-ce donc que le patriotisme local ? Tâchons de le définir. C’est, pour un provincial, ce qui l’unit à « ses pays », ce sont les vieilles habitudes contractées ensemble. l’assistance aux fêtes religieuses, aux marchés, aux frairies ; les mêmes habitudes locales, fêtes de baptême, de mariage. d’enterrement, menus jeux : pour un Lyonnais, le jeu de boule ; pour un Basque, la pelote. Voilà les éléments qui font partie du tempérament provincial, c’est aussi la vue en commun des mêmes horizons ; pour un Provençal, la mer bleue, les Alpilles roses.
Le patriotisme général marche de concert avec l’humanité éternelle. Le patriotisme local a ses côtés particuliers : le culte des morts, la croix des chemins, toutes ces choses de la terre ou intimes qui vous prennent et vous enveloppent. »
Et il défend l’idée que chacune a besoin de l’autre. La grande patrie est riche de ses petites patries et favorise l’unité. Les petites patries favorisent l’identité.
« La petite patrie a toujours échoué et elle échouera toujours en tant qu’elle représente l’individualité spéciale. Mais elle existe comme sentiment ; nos champs de bataille le prouvent ; on s’y sent Français par-dessus tout. N’empêche que l’on est Gascon, Basque, Provençal et Breton, et ce patriotisme local double, pour ainsi dire, le patriotisme général. »
Références
Era bouts dera mountagno, 1915, 1916, 1917.
Armanac de la Gascougno, 1915 – 1916, 1917
Reclams, taula 1916 – 1917, juillet, septembre, novembre, décembre 1916 et février, avril, juin, août 1917
Era bouts dera mountagno e Era guerro, Joëlle Ginestet