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Les bois pyrénéens pour la politique royale

Fin XVIIe siècle, la politique de Louis XIV et de son intendant de la Marine, Colbert, va entraîner une exploitation intensive des bois des Pyrénées. Avec des conséquences sur les hommes, l’environnement et l’économie. Roland Coquerel détaille cette activité, dans son article du Bulletin de la Société Ramond, en 1985.

Les bois sont exploités

La surexploitation du bois au moyen-âgeOn exploite le bois depuis bien longtemps, ne serait-ce que pour se chauffer et pour chauffer les gens des villes. Ou encore pour les charpentiers, les verriers, les forgerons…  Au XIIIe siècle, on a tellement exploité les forêts qu’elle sont en danger. À Najac (Aveyron), en 1307, les consuls trouvent une parade. Ils interdisent pendant quinze ans l’exploitation d’une grande partie des forêts, afin qu’elles puissent se régénérer. Si la décision est impopulaire, elle se généralise dès 1346 aux régions voisines et au Royaume de France. Pourtant, 300 ans plus tard, la situation est de nouveau critique… pour raison d’État !

Les métaux, les minerais et les bois des Pyrénées

Carrières de marbre dans le Haut-Couserans
Carrières de marbre dans le Haut-Couserans

L’exploitation du marbre et du bois des Pyrénées, depuis au moins le temps de Rome, se limitait aux régions proches des cours d’eau. A partir du XVIe siècle, la production va s’étendre aux minéraux et se vendre jusqu’à Paris. L’historiographe d’Henri II, Pierre de Paschal (1522-565), écrivait en 1548. En ces montagnes […] sont en plusieurs lieux les veines des minéraux, les espesses et palisantes forêts, les abondantes fontaines desquelles les clairs ruisseaux et rivières tortues, et fléchies en divers cours, décovrent au fleuve Garonne.

On exploite en particulier les hautes futaies de sapins, à proximité des rivières. Comme en Comminges et en Bigorre, celles de Saint-Béat, de Cierp et de Barbazan, proches de la Garonne. Et celles de Hèches, Sarrancolin et Campan, voisines de la Neste, son affluent. Ou encore dans l’ouest pyrénéen à proximité des Gaves.

Colbert veut du bois pour la Marine

Hubert Gautier (1660-1737), Inspecteur des Grands Chemins, Ponts et Chaussées chargé par le Roi d'organiser la fourniture des mâts de marine
Hubert Gautier (1660-1737), Inspecteur des Grands Chemins, Ponts et Chaussées

Dès 1660, Colbert (1619-1683) propose d’industrialiser la France, de créer une forte marine marchande et de renforcer la marine de guerre.  Il va falloir du bois. Dans le nord de la France, vu les dégâts des guerres, l’exploitation désordonnée des forêts et le coût des bois achetés en Scandinavie, Colbert choisit les Pyrénées.  On organise le travail.

Hubert Gautier (1660-1737), inspecteur des Grands Chemins, Ponts et Chaussées du royaume est chargé de l’exploitation des bois dans les Pyrénées. Il écrit le Traité de la Construction des Chemins. Il parle surtout de l’exploitation en Comminges.

L’abattage des arbres

Lors d’une visite de la forêt, on marque les arbres à abattre  avec un marteau et on les enregistre. À partir de ce moment, interdiction absolue de vendre ou brûler aucun arbre de cette forêt. Les arbres sont ensuite abattus, ébranchés, écorcés (pour éviter qu’ils ne pourrissent). Leur bout est taillé (forme conique si en pièce unique, sinon en sifflet). Le diamètre est mesuré avec un compas courbe ou avec une ficelle, car la Marine a des exigences. La longueur du mât en pieds doit être trois fois le diamètre en pouces. Par exemple, un mât de 24 m doit avoir 65 cm de diamètre et au moins 44 cm au bout le plus fin.

Un travail pénible et dangereux

On perce deux ou trois trous aux extrémités de l’arbre abattu pour passer les câbles de manœuvre. Ils permettront de guider l’arbre pendant sa descente. Si la pente est forte on laisse glisser en retenant le tronc. Sinon on attelle des bœufs ou des vaches.

Descente d'un mât sur une glissoire en bois
Descente d’un mât sur une « glissoire » (gravure tirée du Mémoire sur les travaux qui ont rapport à l’exploitation de la mâture dans les Pyrénées – Paul-Marie Leroy (1776)

Les débûcheurs attachent les fûts de sapin à des arbres non abattus. On enroule la corde autour des arbres en bas et on lâche la corde des arbres d’en haut. Dans les passages où la terre est trop inégale on crée des coulants, appelés aussi glissoires (couloirs en bois bâtis). Un brigadier commande la manœuvre et décide du choix des arbres autour desquels on mettra les cordes.

Gautier précise que l’intelligence des ouvriers entre beaucoup dans la réussite des travaux.  Parce que si un arbre est tombé dans une mauvaise position, à l’instant de l’ébranchement il faudra plus de trente hommes pour le virer et s’il n’est pas conduit dans sa chute du côté de la glissoire, une brigade entière emploiera un jour ou deux pour le tirer de ce mauvais pas.

La tracte ou transport des mâts

Chemin de la Mâture (1200 m) pour exploiter le bois de la forêt du Pacq
Chemin de la Mâture (1200 m) pour exploiter la forêt du Pacq et traverser les « gorges de l’Enfer » – commune d’Urdos (64)

Afin d’acheminer les bois, l’inspecteur parcourt l’itinéraire que suivront les charrois. Il vérifie l’état des chemins. Il organise et supervise leurs élargissements ou réparations nécessaires. On explose les pierres à la poudre si besoin. Ou on les fait éclater en allumant des feux puis en jetant de l’eau dessus. C’est une technique rapide et efficace et, surtout, traditionnelle dans nos montagnes. Le Chemin de la Mâture, achevé en 1772, est un exemple impressionnant de ces travaux que dirige l’ingénieur Leroy. Les hommes, probablement des forçats, munis de pics et suspendus à une corde, creusèrent le passage dans une paroi vertigineuse.

Des chariots transportent les mâts par les chemins. Un mât de 25 m. pèse au moins 7 tonnes. Il faut pour tirer le chariot, 30 ou 40 paires de bœufs attachés ensemble. Des hommes les guident à l’avant pour assurer le travail harmonieux des bêtes. Des coudoyeurs manoeuvrent le timon de queue. Imaginons ce qu’a pu être le chargement des mâts (avec un palan) et les dégâts humains si le chariot versait ou perdait une roue !

Malgré cinq mois de repos lors de la mauvaise saison, la plupart des bêtes ne se remettent pas et on doit les réformer.

Le flottage des bois

Radelage du bois sur l'Adour à Dax
Radelage sur l’Adour à Dax

Arrivés au bord des rivières, on peut mettre les mâts à l’eau. On les guide depuis la rive (flottage à la touche). Dans ce cas, il faut avoir aménagé le cours d’eau. Il faut avoir explosé les rochers qui rétrécissent certains passages, rétréci les endroits trop larges par des épis, divisé le cours en illons (îlots) avec des digues, construit des passelis pour freiner le courant. Ou, on peut faire des radeaux avec ces mâts selon une technique très précise. Ensuite, les radeleurs manœuvrent en utilisant un grand nombre de cordes ou d’andortes (brins de noisetier).

Arrivés à l’océan, on embarque enfin les mâts sur des flûtes; des bateaux spécialisés dans le transport de matériels.

Les ouvriers

Le transport de bois avec des bœufs (vers 1900)
Le transport de bois avec des bœufs (vers 1900)

On recrute les ouvriers localement. Certains sont volontaires, mais il faut parfois menacer pour en mobiliser. Une ordonnance de Toulouse le 10 janvier 1670 précise que les habitants et communautés des forêts et rivières de quatre lieues des environs doivent fournir les hommes nécessaires pour la coupe des bois et pour les autres travaux. La peine est de vingt livres d’amende à la première contravention et de cinquante livres à la seconde.

On appelle également les femmes à y travailler, en particulier pour les chemins. Les communautés se plaignent de ces contraintes. De plus, on réquisitionne les bœufs des paysans, ce qui empêche leur travail pour la ferme quand les bêtes ne meurent pas en montagne ! On ne paye pas les journées des dits bœufs et des conducteurs pour pouvoir seulement subvenir à leur dépence. On ne paie pas non plus les risques, les pertes, ni des frais d’attelage.

Les communautés s’organisent.

Par exemple, les consuls de Capvern décident le 18 janvier 1685 que tous les propriétaires de bestiaux de la commune contribueront financièrement pour aider ceux d’entre eux qui perdraient leurs bêtes à cause de la tracte.

La construction et l’entretien des passelis ainsi que la réparation des dégâts occasionnés par les troncs flottants étaient à la charge des meuniers.

Les dégâts et la réussite

Les bêtes épuisées obligent à étendre les réquisitions plus loin.  Par exemple en 1691, les consuls de Trie-sur-Baïse écrivent. La misère étant telle dans le pays que les bœufs ayant été requis pour aller à la montagne transporter des vois pour la Marine du Roi, on ne put en réquisitionner un nombre suffisant.

L’opération de Colbert puis celle de Choiseul vont dévaster les forêts pyrénéennes. Coquerel rapporte les propos du préfet des Hautes-Pyrénées, Georges Roquette-Buisson (1841-1922). Il fallait sacrifier 2000 gros arbres pour construire un seul vaisseau de 74 canons. Jean de Laclède (1727-1789) écrit  si on ne les régénère pas avec plus de soin que par le passé, c’est une autre ressource qui ne renaîtra jamais.

La galère La Réale, fleuron de la marine du Roi
La galère La Réale (dessin de 1697)

La Marine de guerre française multiplie par 4 le nombre de bateaux (106 construits en dix ans) même s’il y a un certain gâchis. Par exemple, Colbert fait construire des galères (type de navire de guerre abandonné par les Anglais depuis deux cents ans parce qu’inadaptés). Et, au final, si l’effort repositionne la France, celle-ci ne parviendra pas à dominer les mers.

Anne-Pierre Darrées

Références

La traite des bois pyrénéens pour la Marine aux XVIIe et XVIIIe siècles, Roland Coquerel, 1985, p.115-164
Forêts et transports traditionnels, Andrée Corvol, 2004
Mémoire sur les travaux qui ont rapport à l’exploitation de la Mâture dans les Pyrénnées, Paul-Marie Leroy, 1776
Les vallées pyrénéennes, Roquette-Buisson, 1921
La marine de Louis XIV fut-elle adaptée à ses objectifs ? Olivier Chaline, 2011
Le flottage du bois sur la Garonne : archéologie d’un espace économique et d’un savoir-faire (xviie-xixe siècle) François Anh Linh
Grandeur et décadence de la navigation fluviale : l’exemple du bassin supérieur de la Garonne du milieu du XVIIe au milieu du XIXe siècle  J-Michel Minovez